Le match franco-américain sur l’épineuse question du «droit à l’oubli» se poursuit. Ce lundi, la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil) a rejeté le recours gracieux de Google contre sa mise en demeure prononcée en mai dernier. L’enjeu : l’extension à tout le moteur de recherche du droit au déréférencement reconnu en Europe depuis l’année dernière. Explications.

C’est quoi, le «droit à l’oubli» ?

Le «droit à l’oubli», ou plus précisément le «droit au déréférencement», a été consacré en mai 2014 par un arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), dans une affaire opposant Google à un citoyen espagnol. Depuis, tout citoyen de l’Union européenne peut faire valoir ce droit auprès d’un moteur de recherche, Google ou autre. C’est-à-dire, concrètement, lui demander de supprimer, dans les résultats d’une recherche effectuée sur son nom, les liens vers des contenus qui présentent des informations«inadéquates, pas ou plus pertinentes ou excessives», à la condition que ce retrait n’aille pas à l’encontre de l’«intérêt prépondérant du public».
Cet arrêt de la CJUE a fait débat : l’ONG Reporters sans frontières, notamment, s’est alarmée que l’on confie à des opérateurs privés le soin de «juger si les résultats de recherche ont un intérêt public pour s’opposer ou non à un droit de retrait». La firme de Moutain View elle-même n’a jamais caché son désaccord avec cette décision. Elle s’y est néanmoins conformée, en mettant en place un formulaire en ligne. Comme elle l’indique sur son site, elle a reçu à ce jour plus de 300 000 demandes et supprimé près de 42% des liens qu’elle a examinés. A titre d’exemples, donnés par Google : un militant politique letton poignardé dans une manifestation a obtenu le retrait d’un lien vers un article relatant l’événement, tandis qu’un haut fonctionnaire hongrois qui demandait le déréférencement d’articles sur sa condamnation pénale n’a pas eu gain de cause.

Que reproche la Cnil à Google ?

Jusqu’ici, Google n’a appliqué ces retraits de liens que sur l’ensemble de ses extensions européennes – google.fr (France), google.de (Allemagne), google.nl (Pays-Bas), etc. Mais pas sur l’intégralité du moteur de recherche, à commencer par la version américaine, google.com. C’est ce que lui reproche le groupement des Cnil de l’UE, qui a émis en novembre dernier une recommandation pour «garantir une protection efficace et complète des droits du citoyen, sans que la loi européenne puisse être contournée». Pour les gendarmes européens de la vie privée, les liens supprimés doivent l’être sur l’ensemble du service. Faute de quoi, il suffit de se rendre sur google.com, et de taper le nom d’une personne ayant fait appliquer son droit au déréférencement, pour accéder à des informations qui n’apparaissent plus sur les versions européennes.
C’est dans cette optique que le 21 mai, la Cnil française a mis en demeure Google d’appliquer le droit au déréférencement «sur toutes les extensions du nom de domaine du moteur de recherche». Mais pour le géant du Net, ce «droit à l’oubli mondialisé» est excessif. Il a notamment fait valoir que 97% des internautes français utilisent google.fr. Et, surtout, qu’une telle extension ouvrirait une brèche dangereuse : «Il y a aussi des gouvernements autoritaires dont personne ne veut que leur législation s’applique au reste du monde»,résumait en novembre dernier David Drummond, son directeur juridique. Fin juillet, Google a donc envoyé un recours gracieux, que la présidente de la Cnil, Isabelle Falque-Pierrotin, a rejeté ce lundi.

Et maintenant ?

A ce stade, les points de vue semblent difficilement conciliables. Pour la commission, la position de Google revient à «faire varier les droits reconnus aux personnes en fonction de l’internaute qui interroge le moteur et non en fonction de la personne concernée». Elle réfute toute«volonté d’application extraterritoriale du droit français» et affirme qu’elle «se borne à demander le plein respect du droit européen». Mais en face, un porte-parole de l’entreprise conteste «l’idée qu’une seule agence de protection des données personnelles puisse déterminer à quelles pages web les personnes situées dans des pays étrangers peuvent avoir accès via les moteurs de recherche». De fait, si la possibilité de déréférencement était étendue à l’ensemble du service, le droit européen s’appliquerait bien au-delà des frontières de l’Union.
Google doit «dès à présent se conformer à la mise en demeure», conclut la Cnil. Faute de quoi, l’affaire pourrait se retrouver devant une formation restreinte de la commission, avec à la clé une possible sanction pécuniaire. Ce que le géant de Moutain View peut certainement se permettre, mais qui ne réglerait en rien les débats de fond, ni sur le cadre juridique applicable à un service mondial, ni sur les conditions actuelles d’exercice de ce «droit à l’oubli» décidément bancal.